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Dessin par Sylvain Cnudde

Dessin par Sylvain Cnudde

Ch1 - Episode 7 – « Observe, saisis. »

(Retour en arrière, quelques jours plus tôt.)

Quai de gare SNCF, début de matinée nuageuse – Au loin, Paris. Sur le quai, Julie, concentrée, tient son smartphone sur lequel elle lit un article. Elle marche au milieu d’un groupe d’amis, le docteur Georges Lowens qui écrit des messages mais de temps à autre jette un coup d’œil circulaire autour de lui, et deux autres qui jouent l’un à Candy Crush, l’autre à Pac-Man, jeux intemporels médusant leurs regards et figeant leur visage pour les mettre, peut-être, à l’abris du froid glacial qui souffle sur cette matinée. 
Plusieurs SDF allongés au sol les voient passer devant eux et s’asseoir un peu plus loin, l’un à côté de l’autre, sur des sièges dans l’attente de leur train.
Toujours en regardant son smartphone, Julie sort de son sac une barre vitaminée et croque dedans.
A quelques pas, deux gars, assis autour d’un mini réchaud à gaz essayent de l’allumer en vain. Un des gars, SDF aux traits creusés paraissant une trentaine d’années mais avec un physique et un regard laissant plus penser qu’il revient d’un tour du monde que d’une nuit à la belle étoile sur un quai de gare – seule la crasse sur ses vêtements et sous ses ongles pouvant définitivement trahir l’infortune de sa vie – se redresse et se rapproche discrètement de Julie. Immobilisé à côté d’elle, il l’observe manger et terminer sa barre vitaminée d’une main et tapoter sur l’écran de son smartphone de l’autre.
Sans qu’elle ne remarque son regard à la fois doux et malicieux posé sur elle, elle sort une autre barre de son sac.
Le train arrive. Le groupe d’amis, automatiquement alertés de l’arrivée de leur train par l’application de leur smartphone, se lève.
Le SDF emboite le pas de Julie.
Le groupe d’amis entre dans un wagon déjà rempli de monde ce qui l’oblige à rester à proximité de la porte. Le SDF se poste sur le quai les yeux toujours tournés sur Julie qui ne perçoit toujours pas sa présence. 
Au moment où la porte commence à se fermer, il introduit avec rapidité sa main dans le wagon, attrape la barre vitaminée à moitié entamée, ressort sa main chargée de son butin et, la porte verrouillée, sourit à Julie qui de l’autre côté, le visage contre la vitre, pour la première fois lève les yeux et le voit. 
Alors que le wagon s’éloigne, Julie voit le SDF savourer sa barre vitaminée, tourner les talons pour aller retrouver son camarade sur le quai.
Julie passe en revue ses amis, les personnes autour d’elle : personne n’a remarqué le vol. Avec un léger pli d’incompréhension et de saisissement sur le front, elle recommence à taper sur son smartphone.
La journée passe, les individus se succèdent sur le quai, entrent et émergent des wagons, dévisagés par les SDF, enviés par ces hommes et ces femmes qui ont le ventre vide et en raison de cela vivent les yeux levés, à l’affût pour voir ce qui sera à leur portée.
Un nouveau train entre station. Julie en sort avec ses amis.
Ses amis s’éloignent, Julie reste en arrière, range son smartphone dans son sac, et tourne la tête pour chercher. Elle repère rapidement le SDF qui au même moment l’aperçoit. Elle fait un pas vers lui.
Le SDF court dans sa direction, ce qui la surprend. Il ralentit, se rapproche, la fixe, de plus en plus, la saisit dans son regard, l’enveloppe dans son monde. Elle est figée. Elle est prise dans sa vie. Elle le voit ou plutôt voit les jours qu’il a passés sur ce quai dans le froid, voit les jours qui ont précédé, la chute de son bonheur. Elle voit sa solitude, celle qui l’a conduit en marge de la société, voit ses peurs, ses amours, son désir, sa faim, entend la vie qui danse en lui, les bruits qui rugissent dans son esprit, la mélodie qui résonne et le garde éveiller, comme une nouvelle habitude. Elle entend les notes d’une musique qu’elle ne connaît pas et qui, comme une première fois et déjà étrangement « comme d’habitude », saisit son corps, l’amène dans le drame du quotidien de cet homme, comme s’ils étaient proches, comme s’il était là pour elle. Elle le voit.
Le SDF s’empare de son sac, saute pour traverser la voie et disparaît au milieu des personnes sur l’autre quai.
Julie sort de sa torpeur et tourne la tête de part et d’autre : il n’est plus là et personne n’a rien vu. Ses amis qui ont poursuivi leur route, eux aussi ne sont plus là.
Elle se sent seule mais sent la trace de cet homme inscrite en elle. 
Julie s’éloigne bouche bée et comme dans un réflexe se tourne vers son smartphone que ses doigts qui tremblent ont du mal à tenir.

(sans-voix)

Dessin par Sylvain Cnudde (http://blogenkor.canalblog.com/)

Musique recommandée pendant ou après la lecture : Values (Gesaffelstein, Aleph, 2013)

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